Mémoire
D’un autre temps,
D’une autre vie,
Tu me reviens.
Dans l’eau du paysage,
Se mirent vos visages.Barbara, Mémoire Mémoire
Trois phrases issues des mémoires de Louise Bourgeois avaient suffi à déclencher le voyage. je me les répétais comme les messages codés de la résistance :
« On a cherché la rivière, elle avait disparu. Le lavoir était toujours là. »
Louise Bourgeois
Reprise de « But the river was gone » (1) et « It was because of that river » (2)
Dans un entretien accordé à Patricia Beckert dans les années soixante -dix, Louise Bourgeois livre des souvenirs d’enfance à Antony où, après avoir quitté Choisy, elle a vécu à partir de 1919 au 11-13 avenue de la Division-Leclerc (autrefois rue d’Orléans) . Elle habitait dans une grande maison au vaste jardin qui donnait sur la Bièvre. Cette maison avait été choisie par ses parents pour sa proximité avec la rivière qui traversait alors l’arrière de la propriété et dont l’eau contenait du tanin substance très importante pour l’activité familiale de restauration de tapisserie. La Bièvre était la « rivière de laine » de la famille de Louise Bourgeois. A la naissance de Louise Bourgeois le 25 décembre 1911, la Bièvre était sur le point d’être recouverte et de disparaitre à Paris, mais elle coula encore à Antony jusqu’au début des années 50. C’est dans la Bièvre que se faisait le premier geste du travail de réparation des tapisseries de l’atelier Bourgeois.
« On commençait par laver la tapisserie dans la Bièvre avec un savon spécial de Marseille, pur et bleu. Il y avait au bord de la rivière un lavoir public où les femmes venaient faire la lessive. Elles se servaient des pierres de bordure comme de planches à laver. Lorsqu’elles amenaient les tapisseries à la rivière pour les laver, les ouvrières se servaient d’une boîte spéciale garnie de paille ou d’un coussin pour protéger les genoux, qu’elles plaçaient sur les pierres pour s’y agenouiller. La laine mouillée pesait si lourd qu’il fallait que les hommes viennent les aider à maintenir la tapisserie dans l’eau. Puis on les étendait à sécher en plein air, en exposant l’envers au soleil. Une fois sèches les tapisseries étaient mises à plat et clouées sur le dessus d’un grand cadre, les femmes commençaient leur retissage. » *



La Bièvre était donc, pour l’atelier de la famille Bourgeois, l’eau de la réparation. Dans cette rivière, ont été plongés un nombre infini de jardins tissés de tapisseries d’Aubusson ou d’ailleurs. C’était aussi la rivière des jeux, des baignades et des promenades en barque de Louise Bourgeois.

Rivière de la réparation mais aussi de l’irréparable, elle s’y jeta en 1932, juste après la mort de sa mère, et fut repêchée in extremis par son père.
« J’ai filé jusqu’à la rivière, j’ai plongé et suis passée sous le pont. Il a couru et sauté dans l’eau, m’en a sortie » (Louise Bourgeois , Journal, cité par Marie-Laure Bernadac, Paris, Flammarion,2019 p. 158.)
Louise Bourgeois , toujours au fil de l’eau, quitta Antony pour s’installer rue de Seine et partit pour les Etats-Unis en 1938 après son mariage avec Robert Goldwater. En 1951, l’année du décès de son père, elle revint en France avec ses enfants.
« Je n’avais pas revu la maison où nous avions vécu pendant 15 ans. Lorsque nous sommes revenus, les enfants et moi, on a cherché la rivière. elle avait disparu. Le lavoir était encore là. Seuls les arbres qu’avait plantés mon père sur la rive demeuraient là comme derniers témoins. »*
Louise Bourgeois avait cherché la Bièvre. Je voulais suivre ses pas, aller voir moi aussi qu’il n’y avait plus rien, constater la disparition. Avant de partir, j’ouvrais la bibliothèque des rivières de laine, je prenais la première à portée de ma main et la glissais dans mon sac de voyage



En sortant du RER à Antony, je riais intérieurement en me demandant qui parmi les nombreux passants pouvait bien avoir l’idée saugrenue de marcher vers une rivière qui n’existait plus. Y avait-il seulement quelques voyageurs qui arrivaient ici parfois pour chercher la maison et le lavoir de Louise Bourgeois ? Je prenais le chemin qu’ elle avait pris soixante-dix ans auparavant. En avançant dans la rue Mounié, entre les banques et les commerces, je me remémorais la description du jardin de Louise en bord de rivière. Il tenait en quelques lignes sur le premier rectangle en tissu de son Ode à la Bièvre. En quelques mots, par une liste simple, un inventaire de jardinier, le souvenir d’un merveilleux endroit dont les parfums semblaient nous parvenir encore : des géraniums, des pivoines, des aubépines, des tamaris violets, roses et blancs, un verger avec des arbres fruitiers en espaliers , du buis et surtout le chèvrefeuille qui sentait bon sous la pluie.

Le voyage avait donc commencé dans les cartes, les livres et les archives. Scruter les lieux à travers les traits et les couleurs des plans de l’IGN, imaginer la maison, le jardin, la Bièvre, le lavoir , entrer dans les photographies consultées sur le site du Moma et arriver devant les 11 et 13 de l’ancienne rue d’Orléans : l’avenue de la Division Leclerc.









© The Easton Foundation /VAGA at ARS, NY https://www.moma.org/s/lb/collection_lb/objbytag/objbytag_tag-vo13299.html


11 – 13 Avenue de la division Leclerc façade et arrière aujourd’hui

Par chance subsiste aujourd’hui, témoin de l’ancien nom de la rue , une allée d’Orléans qui permet de passer derrière l’agence Orpi et le crédit Mutuel et de traverser les lieux où devait s’étendre le jardin de Louise Bourgeois en bord de Bièvre. A la place du lit de la rivière aujourd’hui : la rue des Iris comme dernier vestige des fleurs d’autrefois entre l’avenue de la division Leclerc, la rue Jean Moulin et l’avenue du 11 Novembre


Je regardais chaque arbre, m’attardais devant ceux qui semblaient être les plus anciens




Rue des iris, le signal du passage de la Bièvre sur une plaque du Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne. J’y étendis la rivière de laine avec une pensée pour Louise Bourgeois, décrétant pour moi même que c’était en ce point qu’elle tenta de se suicider dans la Bièvre.
A ce moment, il est 12H30, mardi 13 septembre, un sms de M. m’apprend la mort de Jean Luc Godard.

Me restait à suivre le cours de la rivière enfouie et retrouver l’emplacement du lavoir.








A l’emplacement du lavoir au sortir du pont : une plaque. Je m’agenouille pour y placer de nouveau la rivière de laine en guise de geste mémoire pour la rivière disparue. Elle me répondit.

C’est le murmure de l’eau qui chante, c’est le murmure de l’eau qui bout qui me remplit de joie,
de faire le tour de la maison me fait beaucoup de bien,
c’est la bouillotte qui marmotte et me dit ses secrets,
c’est la bouillotte qui frissonne, qui fredonne, qui ronronne, qui sifflote…
et ne me dit pas ses secrets…
Louise Bourgeois
Louise Bourgeois, Précious Liquids , Centre Pompidou.
Isabelle Baudelet , pour la Fabrique Poétique et l’eau tissée des lavoirs, 9 octobre 2022
Photographies ©LaFabriquePoetique sauf mention spéciale
* Note biographique : Louise Bourgeois et Patricia Beckert, entretien, fin des années 70 , in Louise Bourgeois, Destruction du père, Reconstruction du père, Ecrits et entretiens 1923 – 2000 Daniel Lelong éditeur