Tant de matins où le rêve nous abandonne sur le rivage de ce que nous avons perdu !
Ecrire pour ne pas renoncer.
Marc Dugardin
Je voulais de nouveau parcourir l’allée des roses. C’était là que je devais être ce matin.


Le monde portait le bruit des bombes et me semblait trop volubile ou trop silencieux. Que faire ? Une réponse presque déjà fabriquée depuis longtemps se trouvait toujours au détour du chemin : rien. Rien ne servait à rien. Etait-ce alors la fin ? La fin d’une poésie qui décidément ne sauverait pas le monde ? Me revenait au cœur de ces tristes pensées aquabonistes, une excellente émission de la RTBF avec Marc Dugardin où il livrait un texte sous forme de journal, extrait de ses carnets de notes de 2021. Le 24 avril 2021, il note qu’un « canot pneumatique surchargé de migrants a fait naufrage en Méditerranée, avec à bord 120 personnes au moins. Aucun survivant. »
Et se demande :
Et maintenant, que peut dire le poème, que peut le poème ?
Pour répondre à cette question, il cite son amie Véronique Wautier :
« Parfois je vois passer des étendards disant que la poésie sauverait le monde, ce qui fait beaucoup pour moi (mais peut-être est-ce une question d’interprétation). Je pense alors à ces vers du poète Evgueni Evtoutchenko : » La poésie court / comme une ambulance / à travers les rues / pour sauver quelqu’un. » Sauver quelqu’un, là, dans le monde bien sûr, mais surtout quelqu’un, une personne à la fois, qui, au moment où elle trébuche, reçoit ou écrit un poème à la fois. Mais s’agit-il d’être » sauvé » ? Oui, si l’on entend ce sauvetage comme une secousse, un chant d’alerte qui nous sort du silence, de la solitude, de la lassitude, de l’inattention. Qui nous remet au milieu du réel avec une perception élargie.«
Source RTBF. BE : Dans quel monde on vit, Ecrire pour ne pas renoncer, Marc Dugardin 18 décembre 2021.
L’ambulance ce matin pour moi se trouvait dans l’allée des roses de Groffliers, près de la B. d’Authie, en face du château de la Mollière. J’aimais depuis longtemps ce chemin parce que l’endroit était beau , un peu mystérieux mais aussi parce que ce qu’il était devenu m’incitait toujours à tenter de restituer un monde disparu, oublié et pourtant encore sous nos yeux. J’en ai fait le sillon de mon travail entre histoire et poésie, non pour entretenir une fuite, une évasion encore moins une nostalgie, mais au contraire pour me maintenir en éveil et essayer de trouver le fil d’une présence au monde, ou du moins, comme ce matin, essayer de le retrouver.
Vous l’aurez peut être déjà compris, il n’y a plus aujourd’hui la moindre rose dans cette allée reliant autrefois deux châteaux. Elle est encadrée désormais de toutes les barrières de protection et les fils de sécurité que l’on puisse trouver pour nous empêcher de nous écarter et nous maintenir dans le chemin. Mais je m’écarte quand même, j’essaie de les imaginer, ces roses. Etaient-elles rouges ou roses, était-ce des églantiers ? Les buissons semblaient-ils sauvages ou leur plantation était-elle stricte et ordonnée, que leur était-il arrivé, éradiqués, malades, nettoyés pour faire plus net – qu’on leur coupe la tête ? Un questionnement bien futile mais c’était le filin que j’avais trouvé, la main courante que l’allée me tendait pour ne pas tomber. Rester présente au monde, malgré le monde.



Malgré le monde, c’est le nom de ce quartier de Groffliers. Il figurait sur la plaque du château de la Mollière qui me saisissait chaque fois que je terminais la boucle de l’allée des roses. Je n’en connaissais pas l’origine et la cherchais depuis que je m’y promenais. Comme chaque fois, je me livrais à mon rituel vivifiant : questionner les passants. Ceux que j’ai interrogés ce matin étaient tous des habitants de longue date mais aucun, cette fois encore, ne pouvait m’expliquer l’origine de ce nom si beau et si étrange. L’un d’entre eux cependant me dit, l’air un peu mystérieux : « la clef ici c’est Tattegrain« . Francis Tattegrain, peintre du 19ème siècle- début 20 ème, amoureux de l’endroit, avait une maison dans les environs et un atelier dans les dunes. Il n’a pas, à ma connaissance, peint la moindre allée de roses mais la mer, les dunes, les pêcheurs et les extraordinaires lumières de la Baie d’Authie. C’était peut être cela qui m’attirait aussi ici, l’espèce d’incongruité d’avoir planté une allée des roses en pleine baie dans ce paysage de mollières et de bois touffus. Toujours est-il qu’une fois rentrée, je cherchais une fois de plus sur le net en associant cette fois « malgré le monde » au nom de « Tattegrain ». Et ce fut le cri de joie de la journée, parce que j’avais trouvé.
Ma joie prit la forme d’un récent article de journal qui évoque une visite à titre exceptionnel du château de la Mollière d’où partait l’allée des roses.





« On ne sait pas tout de ce château » qui conserve une part de mystère, commencent d’emblée les guides. Initialement, c’est une ferme, bâtie autour de 1867, qui se dresse ici. « À l’origine, le domaine fait 450 hectares et s’étend de La Madelon à Berck. La mer, aussi, arrivait juste ici, quasiment au pied de la demeure. » Pendant la Première Guerre mondiale, le lieu abritera l’état-major de l’aviation britannique et un centre de rééducation pour les mutilés, tenu par la femme du Dr Calvé de Berck. Puis, il devient un pavillon de chasse et enfin, la propriété d’une famille de notables lillois. Un visiteur, descendant d’une famille ayant vécu dans le château, lui aussi a pu livrer quelques secrets du domaine, comme cette dépendance où dit-il, le peintre Tattegrain avait l’habitude de peindre. Quant à la plaque accrochée sur le mur d’enceinte où est inscrit un énigmatique « Malgré le monde », on en connaît désormais l’histoire. « Malgré le monde, c’était un lieu-dit, un quartier de Groffliers. Vivaient ici les marginaux, les pêcheurs sans attaches. Ils étaient comme à part du monde… »
Source La Voix du Nord, 2 Aout 2021.
Malgré le monde, c’était un lieu-dit, un quartier de Groffliers. Vivaient ici les marginaux, les pêcheurs sans attaches. Ils étaient comme à part du monde…
Ils étaient comme à part du monde. Voilà pourquoi je tenais tant à me trouver là ce matin.











« Endurer la tragédie ». çà m’est venu comme çà sans réfléchir, et j’ai pensé que c’était un bon titre : endurer la tragédie, c’était exactement ce que nous avions commencé à faire. (…) La violence paralyse le langage – elle ridiculise les mots. J’avais beau former des phrases, les mots s’effilochaient les uns après les autres, ils semblaient faibles, ils étaient vides (..) Il fallait soutenir l’insoutenable afin que le crime n’ait pas le dernier mot, et que la nuit qui se répand comme une tache d’encre sur le monde s’efface au profit d’une lueur, d’un mot, d’une parole. Car à travers ce peu de lumière, dans cette clarté timide, quelque chose déjà, se donnerait à voir, qui échappe à la mort. »
Yannick Haenel, Notre Solitude, Editions Les Echappés, 7 octobre 2021 – Récit d’une voix sur les procès des attentats de Janvier 2015
En restituant ici le récit de ce moment « malgré le monde », une autre petite joie m’attendait. « Une lueur d’une clarté timide, quelque chose qui échappe à la mort. » En préparant les photographies, façon Blow up, je découvrais un détail : le bouquet de cardères, si beau et si seul en bordure de l’allée des roses, que je n’avais pas manqué de saisir, portait une surprise que mon œil n’avait pas vue :





Isabelle Baudelet, La Fabrique Poétique le 6 mars 2022