« A la différence de la sculpture, peinture et dessin n’ont pas d’arrière significatif, pas de vue de dos. On ne contourne pas une toile. On se tient debout devant ce qui le plus souvent est un rectangle « .
Siri Hustvedt, Les mystères du rectangle
Et si parfois, on entrait par la porte du fond ?
I Le chemin
Nous redescendions lentement le chemin qui nous avait menés aux ruines du château. La bruine s’estompait. Il semblait même au travers des arbres touffus que le ciel s’éclaircissait un peu. J’entendais autour de moi reprendre les conversations. Comme souvent dans les moments d’émotion intense, par pudeur, par facilité, on se raccroche aux préoccupations simples du quotidien. Dans ma poche je serrais une petite pierre blanche ramassée sur les lieux, un vieux réflexe d’enfant. J’étais encore au XVème siècle, au temps de la splendeur des ruines que nous venions d’escalader, lorsqu’elles étaient l’écrin merveilleux de la résidence de plaisance préférée de Philippe Le Bon. Je scrutais le chemin de terre envahi par les herbes et les silex, je cherchais les pas de Jan Van Eyck. Imaginer en ces lieux un corps de chair et d’os au visage connu pour briser le silence impitoyable des pierres . Être en 1431. L’année du procès de Jeanne d’Arc, il terminait le polyptyque de l’agneau mystique, et s’était rendu ici même, sur ces terres de Vieil Hesdin, pour peindre des fresques à la demande de Philippe Le Bon dans une chambre du château. J’imaginais son voyage depuis Bruges, son arrivée au château, qu’avait-il vu? Qu’y avait-il dans les yeux de Jan Van Eyck cette année-là ?



II Le vallon
Le chemin bifurquait. Un détour, oui, prolonger un peu, ne pas rentrer tout de suite. L’autorisation exceptionnelle qui nous avait été donnée de parcourir ce terrain privé ne se renouvellerait pas de sitôt. J’avançais en éclaireuse. Les premiers rayons du soleil perçaient le gris du ciel et le vert des feuillages se faisait alors très intense. Brusquement un tout autre paysage s’offrit à nous, nous étions arrivés dans un petit vallon, les arbres et les buissons semblaient s’être écartés pour nous laisser passer, les pentes gazonnées étaient douces, l’herbe plus tendre, parsemée de pâquerettes et de violettes. Je restais figée avec cette impression étrange de revenir dans un endroit familier depuis des années. Les rayons du soleil s’accentuaient et venaient me réchauffer le visage. Mais je restais immobile, stupéfaite. L’évidence était là sous mes yeux, j’étais entrée dans LE tableau, mais d’une façon surprenante. C’était comme si j’avais emprunté la porte du fond et, laissant derrière moi le décor ciselé des villes, j’approchais la Belle Assemblée. Devant moi en contrebas , j’apercevais l’Agneau et les ailes des anges, rouges et bleus flamboyants teintées d’arc en ciel. Je me retournai , j’étais seule, personne ne m’avait suivi.



III La rencontre
La stupeur et le saisissement qui s’emparaient brutalement de moi firent tomber les murs du Temps. Je me revoyais à Gand, le jour de La rencontre, au début des années quatre-vingts. J’avais suivi sans conviction classe et professeur, c’était la dernière visite de la journée, était-ce vraiment nécessaire ? Il fallait voir une œuvre, un tableau, encore un, fatiguée, je n’en avais pas retenu le nom. A cette époque le chef d’œuvre n’était pas encore enfermé dans l’ancien baptistère de la cathédrale Saint Bavon, on pouvait l’approcher facilement. Peu réceptive aux explications du guide, je distinguais une œuvre monumentale au-dessus des têtes de mes camarades, j’avais attendu que notre groupe se dispersât pour y jeter distraitement un regard. Mais parfois les pas toujours pressés s’arrêtent net. En quelques secondes, littéralement ravie par le panneau central du polyptyque, je ne voyais plus autour de moi que des arbres et des collines douces, je cueillais les fleurs par brassée, caressais les buissons de roses. J’allais de livres en tissus, admirais les broderies et les bijoux, les tours de conte de fée semblaient attendre ma visite, mais d’abord je voulais approcher ce regard étrange et beau fixé sur moi, celui de l’Agneau qui nous rassemblait tous. Au loin, très loin, la voix forte et impatiente de notre professeur se fit entendre, le chauffeur du bus s’impatientait , et je manquais à l’appel. La fontaine, son eau limpide et si fraiche me tendait les bras, je m’agenouillais quelques secondes pour m’y rafraichir dans le délice scintillant des pierreries qui se mêlait aux gouttes d’eau. Il fallait partir, je n’avais encore rien vu, je reviendrai, c’était promis.
Dans le bus, indifférente au joyeux brouhaha , je tentais de m’isoler , glissant machinalement les mains dans mes poches, j’en retirai un objet inattendu : une pierre précieuse d’un beau vert translucide, une pierre de la fontaine de l’Agneau Mystique de Jan Van Eyck.



Ce texte est paru dans l’Anthologie « Rencontrer » proposée par Florence Saint Roch pour Terre à Ciel parmi 90 passionnantes rencontres..
« Il est des rencontres fertiles qui valent bien des aurores », écrivait René Char : expériences toutes d’ouverture, d’intuition et de compréhension. Dans la joie des commencements, quelque chose en nous s’éclaire, advient, surprend. «
Florence Saint Roch, Terre à Ciel Novembre 2021
Photographies @IsabelleBaudelet/LaFabriquePoétique
Extraits de l’Agneau Mystique issus du merveilleux site Closer to Van Eyck