Insaisissable

Vivre au bord d’une rivière (en réalité un petit fleuve puisque la Canche se jette dans la mer) est une chance, un privilège. Les eaux vives qui s’écoulent en méandres aux pieds de M sur m sont une source de contemplation et de réflexions infinies. Au fil de l’année les teintes de l’eau changent et composent un vrai nuancier des couleurs ocre, limon, au vert-émeraude le plus intense. Mais ce qui m’enchante par-dessus tout, ce sont les brumes du matin sur la Canche. J’aime ces instants éphémères où les rayons obliques du soleil levant rencontrent les nappes de vapeur sur les eaux. Les contours des arbres et des rives alors s’effacent sans disparaître tout à fait, se recomposent dans une alchimie particulière de lumières, la brume révèle un autre paysage, insaisissable, qui très vite s’enfuit avec la montée du soleil.

Saisir cet insaisissable là, c’est peut être aussi cela le récit…ou comme l’écrit Philippe Jaccottet la naissance de la beauté …

« Toute l’activité poétique se voue à concilier, ou du moins à rapprocher la limite et l’illimité, le clair et l’obscur, le souffle et la forme. C’est pourquoi le poème nous ramène à notre centre, à notre souci central, à une question métaphysique. Le souffle pousse, monte, s’épanouit, disparaît ; il nous anime et nous échappe ; nous essayons de le saisir sans l’étouffer. Nous inventons à cet effet un langage où se combinent la rigueur et le vague, où la mesure n’empêche pas le mouvement de se poursuivre, mais le montre, donc ne le laisse pas entièrement se perdre.

Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps, c’est-à-dire quand on voit des formes tout en devinant qu’elles ne disent pas tout, qu’elles ne sont pas réduites à elles-mêmes, qu’elles laissent à l’insaisissable sa part. »

Philippe Jaccottet, La Semaison, carnets 1954-1967, page 354 édition de La Pléiade